À Montréal, un voyage au cœur des six saisons atikamekw
Ismaël Houdassine
Publié le 18 septembre 2025 à 10 h 51
Sous un ciel limpide, six capteurs de rêves monumentaux dessinent au Parterre du Quartier des spectacles un arc de lumière et de couleurs vives, invitant à s’asseoir, respirer et écouter. Présentée pour la première fois au pays après un passage remarqué à Houston, l’œuvre immersive Weci | Koninut transforme jusqu’au 22 octobre le cœur de Montréal en lieu de mémoire saisonnier.
Conçue par les artistes autochtones Julie-Christina Picher et Dave Jenniss, en complicité avec la peintre Eruoma Awashish et le concepteur sonore Étienne Thibeault, l’installation fait résonner les six saisons atikamekw, de pitcipipon, le pré-hiver, à takwakin, l’automne.
Sous les pas, le sol; au-dessus, une dentelle de fibres et d’anneaux tressés. Le dispositif est simple et puissant : six capteurs de rêves géants structurent un parcours à activer, on s’assoit, on déclenche... on se laisse emporter.
Weci | Koninut est d’abord une rencontre où nos voix se mêlent à celles des ancêtres, où l’art dialogue avec la mémoire et où l’intime rejoint le collectif, résument les concepteurs Julie-Christina Picher et Dave Jenniss, qui revendiquent un lien vivant avec le Notcimik, le territoire forestier des Atikamekw.
Le choix du capteur de rêves s’est vite imposé au projet, à condition d’en désamorcer le cliché, souligne Julie-Christina Picher. On a voulu rendre hommage au capteur de rêve qui est un objet sacré et non une bébelle qu’on accroche sur son miroir de char, lance-t-elle.
Elle a d’ailleurs tenu à transmettre ce geste au sein de l’équipe par l’intermédiaire de sa mère, dépositaire du savoir-faire du tressage. Dans ma démarche, j’utilise beaucoup le rêve, renchérit Dave Jenniss. On s’est dit : brisons le folklore par l’art.
Dans les cultures atikamekw, l’année ne se découpe pas en quatre, mais en six saisons, déterminées par les manières de se déplacer et de vivre en territoire. C’est une belle particularité chez nous d’avoir six saisons et non quatre, explique de son côté l’artiste Eruoma Awashish, Atikamekw de Wemotaci.
On vit dans le même monde, mais on ne perçoit pas forcément les choses de la même façon. Une citation de Eruoma Awashish, artiste
Le pré-printemps et le pré-hiver – moments seuils où la neige fond, où la glace prend les cours d’eau – deviennent ici des repères sensoriels et oniriques. Pour peindre les modules, Eruoma Awashish s’est inspirée de courts poèmes rédigés par Dave Jenniss pour chaque saison.
Je me suis vraiment laissée porter par sa perspective à lui en tant que Wolastoqey, puis je suis allée créer un visuel à partir de ses mots, dit-elle. Le métissage des regards irrigue l’ensemble. On évolue tous sur un même territoire, mais on le décrit selon nos propres cultures autochtones.
Dans l’un des modules, des lièvres semblent littéralement tomber du ciel, clin d’œil à l’expression québécoise il neige des peaux de lièvres, expression qui signifie qu'il neige à très gros flocons, devenue image-pont entre imaginaires et mixité culturelle.
Le territoire ne nous appartient pas, on est dans le territoire. C'est un tout. Une citation de Julie-Christina Picher, conceptrice
Pour le compositeur sonore Étienne Thibeault, le défi était de créer une partition fidèle aux images et au souffle des saisons. Il s’est donc attaché à identifier ce qui distingue chacune d’elles, ces éléments naturels qui font que l’on reconnaît l’hiver ou l’été dès les premières notes.
À l’hiver, je suis allé vers des sons plus froids; l’été, vers quelque chose de plus chaleureux, peut-être avec un rythme plus entraînant, raconte l’Ilnu de Mashteuiatsh, qui a bâti un véritable vocabulaire sonore pour incarner ce cycle.
Six pièces d’environ six minutes composent ainsi un vocabulaire sensoriel, minutieusement noté et organisé pour une installation plus grande que nature où le public, au centre du dispositif, devient l’auditeur principal du territoire.
Je voulais que chaque saison soit comme une respiration, un moment de pause qui permet de ralentir et de renouer avec un rythme plus naturel. L’expérience sonore devient une passerelle entre les visiteurs et les images, mais aussi entre la mémoire et le territoire. Une citation de Étienne Thibeault, compositeur sonore
Cette création marque aussi une étape importante dans le parcours d’Étienne Thibeault. C’est la première fois qu'il travaille sur une œuvre d’une telle ampleur, à la fois artistique et spirituelle. J’ai dû structurer ma démarche davantage qu’à l’habitude, prendre des notes, organiser chaque détail, parce que je sentais une responsabilité : celle de traduire en sons une vision qui dépasse ma propre culture.
Cette dimension collective, nourrie par la rencontre avec les artistes autochtones, l’a profondément marqué. On a bâti une œuvre qui appartient à plusieurs voix, et c’est ce qui la rend si expressive.
S'échapper du tumulte urbain
De cette pluralité de regards est née une trame commune, subtile, mais constante, une traversée guidée par les saisons. Le fil narratif est discret, mais bien présent, le parcours d’un aîné autochtone à travers la forêt devient le guide invisible des visiteurs.
J’avais le désir de faire parler le territoire, confie Dave Jenniss. Que ce soit un voyage intérieur pour les personnes qui allaient prendre place dans ces structures.
Dans le brouhaha de la ville, l’activation des capteurs offre un temps suspendu, un moment dans la journée pour se rappeler le rêve de la nuit passée et voyager sur le territoire atikamekw, indique le dramaturge et metteur en scène.
Julie-Christina Picher assume un déplacement de médium. La scénographe a fait en sorte de sortir du cadre habituel du théâtre pour concevoir un lieu presque organique, un décor à habiter, précise-t-elle. Son pari, amener la forêt au cœur de la ville, et, avec elle, un rythme. Que les gens prennent le temps de s’arrêter, de réfléchir à soi, d’avoir une reconnaissance envers le territoire.
L’installation en accès libre s’inscrit dans l’essor des arts autochtones sur les scènes visuelles, théâtrales et littéraires. Il y a aujourd'hui une plus grande ouverture d’esprit. On a toujours été là, mais on est plus visibles, observe Dave Jenniss, également directeur artistique de la compagnie théâtrale Ondinnok depuis 2017.
On a des histoires qui nous appartiennent et on est fiers de les raconter. L’art autochtone est un art guérisseur. Sans sa circulation, on demeure dans l’ignorance. Une citation de Dave Jenniss, concepteur
Weci | Koninut, qui associe les mots capteur de rêve en atikamekw et en wolastoqey, incarne la symbiose entre deux langues autochtones. Pensée comme une œuvre nomade appelée à voyager des États-Unis vers d’autres pays, l’installation invite à l’apprentissage et au recueillement collectif.
Pour moi, c’est un hommage à ma culture atikamekw, qui est à la base un peuple nomade, souligne Julie-Christina Picher.
En réintroduisant la temporalité atikamekw, deux saisons supplémentaires qui ne se lisent pas dans un calendrier, mais dans le geste de vivre le territoire, l’installation décentre le regard. Tous les créateurs le soulignent d’une même voix : il ne s’agit pas d’illustrer, mais de proposer une expérience qui, par le rêve, répare et relie.
À la tombée du jour, quand les capteurs s’embrasent de reflets, Montréal semble respirer autrement. Et l’on sort, un peu plus lent, un peu plus vaste, conclut Eruoma Awashish les yeux brillants.
Radio Canada 18 septembre 2025 : https://ici.radio-canada.ca/rci/fr/nouvelle/2193135/weci-koninut-installation